Œuvre en Fragments 47’


projeté Salle Jean Dame (Paris)


DVD

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Correspondance

Cher Çiva,

Je viens de voir ton Œuvre en fragments. Avec Abdelwehab Mokrani. Alors là, tu as trouvé un personnage, cinématographiquement parlant. Il rempli l’espace, le cadre, presque trop, face à des compères qui ne font pas le poids. En effet, Mokrani est un être élégant, à l’intelligence à vif, tout devient transparent face à lui – il détient une sorte de pouvoir de voyance, « on ne lui la fait pas à lui » -, en quelques mots, rien ne lui échappe. Il est extrêmement cultivé, précis dans son expression, mais parle aux murs.

Les autres, ses potes, ses clients, l’énervent car ils ne sont pas dans le même mood, culturel, historique, géographique, de choix de vie créative. Alors il bouge, il bouge parce qu’il est écorché vif mais surtout parce qu’il est énervé au sens littéral du terme. Tout lui arrache les nerfs.

Seule la visite à l’Hôtel de ville parvient à le tétaniser. Et c’est drôle. Il s’aperçoit qu’il n’est pas seul, retrouve d’autres compatriotes. Il embrasse même mon vieux pote Mohammed, l’artiste de l’Huma. Mais la solennité du lieu ne lui plaît pas. Il regarde Delanoë passer et lui qui a toutes les audaces, sans l’aide de l’alcool, il ne fait que le regarder passer. Il ne parlera qu’à un second couteau, Christophe Girard, qui lui dit, comme à son habitude, un chapelet de banalités. Son geste final est déjà dessiné, à l’image de cette « fête républicaine ». Froidement, il n’appartient pas à ce pays. Finalement accepté par lui, ce qu’il voulait pour tout l’or du monde, il choisit librement de le quitter.

Sa nationalité est : Artiste. Un vrai artiste qui peut créer avec rien et n’importe où et pourquoi pas chez lui… dans son pays d’origine. Na !

Je suis moins convaincue par ton Squatador, duquel il ressort une belle énergie, il est vrai, mais il y a trop de monde dans ce squat. J’aurais aimé, mais c’est mon humble avis, que tu t’en tiennes à un personnage-vedette, peut-être ce Marocain qui s’est fait casser les dents. Le problème qu’il pose sur le « comment vivre » est vraiment politique. Les autres parlent de tranquillité, de confort de vie, de liberté de mouvements, d’expression. Lui semble avoir un positionnement plus radical. Il repart vivre dans un autre squat. C’est pour lui un vrai mode de vie. Et ses sculptures soudées sont assez intéressantes.

Tiens, j’aurais bien aimé – alors que tu as sûrement été l’un des derniers, et de surcroît il n’y en a pas tant que cela, qui a filmé Denise René -, savoir ce que cette grande dame de l’art contemporain et surtout cinétique – je me souviens de l’ouverture de sa galerie boulevard Saint-Germain, j’habitais alors rue Bonaparte, ce fut une sorte de révolution – pensait d’un point de vue artistique des œuvres des squatters. Moins dans le principe, plus dans le détail. Parce que la philosophie du squat a à voir avec la liberté de créer, qui est une première étape, la seconde étant la liberté de créer quoi, quel type d’œuvre, de quelle valeur artistique, de quelle modernité ? Cela reste à élaborer.

Il est tôt. Je dois me préparer à déjeuner avec toi. Nous reparlerons de tout cela.

A tout à l’heure !

Michèle

Chapeau

L’artiste peintre algérien Abdelwahab Mokrani nous a quitté brutalement en décembre 2014 dans l’anonymat total. Il fut élève de l’Ecole nationale des Beaux-arts d’Alger, puis de l’Ecole supérieure des Beaux-arts de Paris, de 1976 à 1982. Diplômé, il fut résident une année à la Cité internationale des Arts à Paris. Il participa à une dizaine d’expositions collectives, entre autres, au centre culturel de la wilaya d’Alger, au musée Picasso d’Antibes, à l’Exposition universelle de Séville, à la galerie Nadjet Ovadia de Nancy…

Un ami, un artiste peintre, un poète nous a quittés ! Abdelwahab Mokrani s’en est allé d’un coup, de rage, de désespoir, suffocant dans cette société sclérosée algérienne.

En France, Mokrani avait perdu son statut d’exilé politique quand Jean-Pierre Chevènement était ministre de l’intérieur. Menacé de mort par les islamistes en Algérie comme de nombreux artistes et intellectuels durant les années 90, Mokrani aurait dû voir prolonger son statut d’exilé politique et obtenir une carte de séjour. Néanmoins, il lui a été reproché d’être reparti en Algérie rendre visite à sa mère. À son retour en France, les autorités françaises lui retirèrent son droit à l’exil au motif qu’il n’était pas en danger dans son pays puisqu’il avait pu y retourner.

Sans papier, il survivait dans les squats artistiques. Il réussissait à vendre ses toiles pour quelques centaines d’euros, de temps en temps. Il récupérait des cartons sur lesquels il peignait, il grattait, déchirait, recollait, repeignait des femmes sans tête, des êtres humains cosmiques, des silhouettes et leurs âmes: un style d’art figuratif abstrait.

Mustapha Lamri, cinéaste algérien exilé en France depuis les années 80, après avoir été emprisonné dans les geôles algéroises pour le caractère iconoclaste de ses films, me présenta Mokrani en 2000, une fin de matinée, au Cavalier bleu, café situé devant le centre Pompidou. Mokrani n’avait pas dormi et avalait calva sur calva. Mustapha me donna pour mission de lui trouver un atelier dans un squat artistique. Il me parla de son ami peintre avec admiration. Il lui semblait inacceptable de savoir son ami peintre sans logement et sans atelier. J’acceptai de partir à la recherche d’un atelier appartement. Je venais de terminer un documentaire autoproduit intitulé « Squatador ». Ce fut notre dernière rencontre : Mustapha Lamri se suicida quelques jours plus tard en se jetant sous les rames du Métro Glacière. Son dernier geste avait été de me présenter son ami Abdelwahab, comme un passage de flambeau amical amplifié par sa disparition tragique.

Mokrani s’installa au 51 rue de Chateaudun dans le 9ème arrondissement de Paris, un luxueux squat artistique intitulé « In Fact » géré par Eric P. et Gustavo N. Ensuite, il vécut à Alternation, un squat artistique lumineux organisé par Eduardo, dans le 11e arrondissement juste à côté de l’école Boule.

Pendant quatre années, il devint un élément moteur de ces espaces de vie alternatifs, de ses laboratoires artistiques où le meilleur côtoie le pire. Totalement associable, Mokrani devint un acteur reconnu autant pour sa peinture que par sa personnalité atypique dynamitée par des élans poétiques et iconoclastes. Il bousculait le conformisme des codes alternatifs par son authenticité, par sa grande culture littéraire et artistique. Il connaissait par cœur de nombreux poèmes qu’il citait toujours à propos face à des noctambules déconcertés. Il virevoltait dans l’espace et s’enthousiasmait face à des interlocuteurs interloqués, intrigués et agréablement dérangés dans leur  routine.

Mokrani vivait comme un marginal dans la clandestinité. Pourtant, il rassemblait autour de lui de nombreux artistes, intellectuels fascinés par sa peinture, sa passion poétique, sa vie de « spartiate dionysiaque » et par son hypersensibilité. J’entends par « spartiate dionysiaque » le fait que Mokrani avait besoin de tabac et de vin blanc « ordinaire »  à satiété et seulement de quelques boîtes de conserves et bananes pour se nourrir dans le meilleur des cas…

Sa clandestinité lui rendait la vie impossible tant à un niveau pratique qu’à un niveau psychologique. En mai 2005, Nicolas Sarkozy est nommé ministre de l’intérieur, Mokrani craque et décide volontairement de rentrer en Algérie, fatigué par cette non-intégration étatisée.

Mokrani comme Lamri étaient des artistes imbibés de poésie et d’hédonisme, capables de se mettre dans des colères ébouriffantes face à la médiocrité, le racisme et l’ignorance. Ils avaient été tous deux traumatisés par la censure appliquée par le parti unique (FLN) et par les années noires algériennes ensanglantées par le FIS (la guerre civile).

Ils ne croyaient pas en Dieu, se méfiaient des instances dirigeantes, prêts à se sacrifier sur l’autel de l’Art. Ils aimaient faire la fête jusqu’à l’aube. Brisés dans leur créativité, par une société dédaigneuse et matérialiste, ils sont tous deux morts étouffés et emprisonnés psychologiquement. Mustapha, rongé par la frustration n’avait pas les moyens de faire des films en France et Wahab était reconnu par ses pairs mais inexistant socialement.

Ils ont choisi d’interrompre brutalement leur existence utopiste. Je ne pense pas que leur mort soit mûrement réfléchie, au contraire du stoïcisme, j’imagine un pétage de plomb qui conduit à un acte irréversible car mes deux amis aimaient la vie, je vous le garantis, sans l’ombre d’un doute.

Cette génération d’artistes algériens pour laquelle la culture française était « un butin de guerre », nous manquera.

Leur maître s’appelait Kateb Yacine.

Çiva de Gandillac

 


Abdelwahab Mokrani : Fragments